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Le Diable amoureux est un conte de l’écrivain français Jacques Cazotte (1719-1792). Les spécialistes regardent ce récit comme le premier témoignage de la littérature fantastique en français. Le texte rapporte une aventure survenue à Alvare – un jeune officier espagnol au service du roi de Naples –, qui s’éprend d’une jeune femme, Biondetta, dont on peut penser qu’elle est l’incarnation du diable (elle est apparue au héros après une scène où celui-ci invoquait les puissances infernales). Séduit par Biondetta, mais traversé de doutes sur la véritable nature de cette dernière, Alvare veut se rassurer en faisant bénir leur union en Espagne, par sa mère, la pieuse Dona Mencia. Le voyage des deux jeunes gens est ralenti par de mystérieuses embûches et par des sortilèges de toutes sortes. À peu de distance du château familial, pour échapper sans doute à la « bénédiction » de Dona Mencia, Biondetta disparaît, tandis que le héros perd conscience. Arrivé chez sa mère, Alvare se demande si l’aventure entière n’était pas un rêve et si Biondetta a jamais existé.
On reconnaît bien dans ce récit les caractères du « fantastique », tels que Tzvetan Todorov les a définis : le lecteur est plongé dans un univers dont il ne sait s’il est celui du rêve ou de la réalité, et il est maintenu tout au long du récit dans ce doute ; Alvare lui-même ne peut décider si Biondetta est un démon ou une femme. Cazotte crée ainsi un climat inquiétant, dont les deux traits dominants sont le soupçon et l’ironie.
Auteur lui-même de récits fantastiques (La Main enchantée et Le Monstre vert, par exemple), Gérard de Nerval (1808-1855) a tenu à rendre hommage à Cazotte. En 1845, il rédigea une substantielle introduction pour une édition du Diable amoureux illustrée par Édouard de Beaumont, dessinateur au Charivari. Le Diable amoureux, roman fantastique par J. Cazotte, / illustré de 200 dessins par Édouard de Beaumont parut chez Ganivet. Anecdote curieuse : ce dernier nom désigne en fait un laitier-crémier, servant de raison sociale à une maison d’édition annexée à la Revue pittoresque, à laquelle Nerval a également collaboré. L’ouvrage parut en trente livraisons, d’avril à septembre 1845.
La préface de Nerval sera reprise en 1852 dans le recueil des Illuminés, où le portrait de Cazotte se retrouve ainsi en belle compagnie, dans une galerie d’esprits « originaux » et « excentriques », où l’on reconnaît également Raoul Spifame, l’abbé de Bucquoy, Nicolas Rétif de La Bretonne, Cagliostro et Quintus Aucler (exemplaire à la BUMP: R NERVAL 032). Dans sa préface, Nerval – peu sensible aux conceptions ultérieures de notre modernité sur le « fantastique » – décrit Cazotte comme s’il se regardait lui-même en un miroir : il identifie l’auteur du Diable amoureux au « poète qui croit à sa fable, [au] narrateur qui croit à sa légende, [à] l’inventeur qui prend au sérieux le rêve éclos de sa pensée », – tendance périlleuse, souligne Nerval, puisque le plus grand danger de la vie littéraire consiste précisément à « prendre au sérieux ses propres inventions ». Le préfacier évoque aussi les derniers moments de Cazotte, condamné à mort en 1792 par le tribunal révolutionnaire : à l’annonce du jugement, Cazotte aurait, à en croire Nerval, dit à ceux qui l’entouraient « qu’il savait qu’il méritait la mort ; que la loi était sévère mais qu’il la trouvait juste ». Un tel récit, peu en accord avec le royalisme affiché par Cazotte, avait paru au printemps de 1845 dans des préoriginales de l’introduction et avait alors valu à Nerval une lettre de protestation de Scévole Cazotte, bibliothécaire à Versailles et fils de l’écrivain. Les « Notes » de l’édition de 1845 reproduisent une partie de cette lettre, – le récit restant néanmoins tel quel (l’auteur arguait pour sa défense qu’il avait suivi le témoignage de l’un des jurés).
Le portrait de Nerval insiste enfin sur l’exactitude de l’information dispensée par Le Diable amoureux en matière ésotérique : si l’on en croit la préface, un cabaliste aurait même cru, à la lecture du récit, que l’auteur comptait parmi les initiés et il serait venu congratuler Cazotte, chez lui, dans sa demeure de Champagne. C’est en tout cas ce que rapporte Nerval et ce qu’ont cru, de bonne foi, les éditeurs de Cazotte pendant la seconde moitié du XIXème siècle et les deux premiers tiers du XXème siècle. On a eu tort de prendre les affirmations de Nerval au pied de la lettre. Une telle visite d’un illuminé à Cazotte est en fait hautement improbable, et de surcroît l’intention du Diable amoureux est plutôt parodique que didactique. Par son édition de 1845, Nerval a ainsi instauré – contre l’esprit du texte et contre la vérité historique – une tradition de lecture qui assimilait Le Diable amoureux à un traité d’occultisme. En fait, Cazotte n’inclina à l’ésotérisme et au mysticisme que bien après 1772, année où fut composée la première version du conte.
Loin d’« expliquer » Le Diable amoureux, Gérard de Nerval s’est plutôt attaché en 1845 à en renforcer le mystère. C’est dire le charme – dans tous les sens du terme – qui se dégage du volume de 1845, lequel volume est en outre rehaussé par les piquantes vignettes d’Édouard de Beaumont.
Michel Brix
Maître de recherches au Centre de Recherches Nerval des FUNDP
(juillet 2012)
Pour en savoir plus
- M. Milner, Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire (1772-1861), Paris, Corti, 1960 (exemplaire à la BUMP: LIFR08/02257/01 et LIFR08/02257/02).
- G. Décote, L'Itinéraire de Jacques Cazotte (1719-1792) : de la fiction littéraire au mysticisme politique, Genève, Droz, 1984 (exemplaire à la BUMP: SA00162/224).
- Jacques Cazotte, "Le Diable amoureux", éd. critique de Y. Giraud, Paris, Champion, 2003.
- Jacques Cazotte, "Le Diable amoureux", précédé de sa vie, de son procès, et de ses prophéties et révélations par Gérard de Nerval, illustrations d'Edouard de Beaumont, notes et postface de M. Brix et H. Mizuno, Tusson, 2012.