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Alice Poirier (1900-1995) fut une figure du Paris littéraire de l’Entre-Deux-Guerres et des années 1950. Elle a été proche de plusieurs grands noms de la littérature, comme Henry de Montherlant, Drieu de la Rochelle, Jean Paulhan, ou encore le romaniste allemand Karl Epting. Montherlant se servit des lettres que lui envoya Alice Poirier pour nourrir son cycle romanesque Les Jeunes Filles (1936-1939), tandis qu’Alice Poirier tira des souvenirs de ses rapports avec cet écrivain un ouvrage autobiographique intitulé Récit de Grete (1955), où Montherlant apparaît sous le nom de Michel Cabrol.
C’est en 1930 qu’Alice Poirier soutint à l’Université de Paris une thèse intitulée Les Idées artistiques de Chateaubriand. Les sources, qui fut publiée la même année aux Presses universitaires de France. Il s’agit bien d’un ouvrage sur les « sources » de Chateaubriand, où Alice Poirier montre que ‒ même si cet écrivain affectait souvent de mépriser les « études serviles » et de poser en rêveur ‒ il ne s’appuyait pas moins (dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, par exemple) sur une immense érudition, dont le présent volume offre le tableau. Alice Poirier n’a rien négligé pour être à la hauteur de son sujet. Elle est notamment partie sur les traces de Chateaubriand, pour voir elle-même, de ses propres yeux, les monuments dont parle l’écrivain, en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne et jusqu’en Afrique du Nord. Alice Poirier a également retrouvé le seul exemplaire conservé en France de la brochure publiée à Padoue en 1816 par le docteur Gian-Dionisio Avramiotti (qui avait reçu Chateaubriand à Argos) et en a fourni une traduction française, parue un an avant sa défense de thèse (Les Notes critiques d’Avramiotti sur le voyage en Grèce de Chateaubriand, Paris, PUF).
La thèse d’Alice Poirier constitue de surcroît un ouvrage très éclairant sur l’esthétique nouvelle qui s’impose en France à partir de la fin du XVIIIe siècle, notamment avec Chateaubriand. Au modèle classique a succédé alors le modèle réaliste : il ne s’agissait plus de juger les œuvres d’art en fonction de règles édictées a priori, mais en fonction des circonstances de leur production, et en fonction de leur environnement. Les réalistes considèrent que pour chaque type d’architecture, il y a un type correspondant de paysage (l’architecture grecque ou moresque veut un soleil brillant ; l’architecture gothique réclame des ombres et des nuages), et qu’en outre, ces harmonies touchent aussi à la spiritualité et aux comportements des populations. Ainsi, explique Chateaubriand, la cathédrale gothique correspond au ciel de la France, mais est née également de la religion et des mœurs des Français, et est appropriée à leurs besoins. Tout monument n’a donc, dans cette perspective, qu’une beauté relative, parce que sa beauté doit s’évaluer aussi par rapport à ce qui l’entoure, ‒ le site naturel, les mœurs et les institutions des peuples : « Les Grecs n’auraient pas plus aimé un temple égyptien à Athènes que les Égyptiens un temple grec à Memphis ; ces deux monuments, changés de place, auraient perdu leur principale beauté, c’est-à-dire leurs rapports avec les institutions et les habitudes des peuples. » (Génie du christianisme, cité p. 48.)
Michel Brix