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Monsieur l’abbé Pluche tente de comparer la méthode pour apprendre les « langues savantes » en France au milieu du XVIIIe siècle avec « la manière dont les Romains apprenaient la langue d’Athènes ».
Il part d’un constat : « On est surpris & l’on se demande souvent, avec beaucoup de raison, pourquoi malgré les secours de tant de Maîtres, malgré le grand nombre de ceux qui étudient, (…), on voit cependant sortir du Collège si peu de personnes qui les possèdent jusqu’à les parler purement ; ou même qui les entendent d’une façon convenable ».
Il essaie alors de comprendre ce que signifie véritablement « apprendre une langue » afin de trouver la méthode d’enseignement la plus efficace qui permettra au plus grand nombre de parler une langue et de la comprendre.
Selon lui, aux yeux de la plupart des jeunes gens qui s’y essaient, le grec est « un pays inconnu ». « Quand ils s’aventurent de marcher sans guide, ils ne trouvent qu’obstacles, que fatigues, & qu’obscurité. Tout les rebute. » La cause de cet échec réside pour lui dans l’obstination des maîtres à vouloir persister dans une forme d’éducation qui ne serait pas en accord avec « les procédés de l’esprit humain ». Il voit les élèves « tristement assis dans un repos qui leur fait supplice. Grand silence. Méditation profonde. Choix de mots. » Mais au bout du voyage dans ce pays inconnu, il reste que ces jeunes gens n’ont toujours pas le moindre sentiment du caractère de la langue et qu’elle leur est « en tout aussi inconnue que celle du Pérou ou de la terre Magellanique. » Pire encore, ils ont acquis « un affreux dégoût pour toute application ».
Si les Romains obtenaient de meilleurs résultats, c’est parce qu’ils suivaient l’ordre de la nature. Alors que chez nous tout est « au rebours » : « dans l’enfance on compose le Latin. Dans la jeunesse, on le balbutie. Dans l’âge viril, on y renonce ».
Considérant que la parole n’est autre chose que l’expression de la pensée de l’homme, il s’attache donc à essayer de comprendre comment les hommes forment leurs pensées. Il remonte au déluge et décrit la confusion qui se mit alors à régner parmi les hommes dont la langue avait été uni-forme et qui se voyaient soudain confrontés à une « étrange nouveauté ». Ils entendaient le son des paroles qu’on leur adressait mais n’en comprenaient plus le sens. Ils en furent tour à tour dépités, puis dégoûtés. Ils en vinrent tout naturellement à la seule issue possible : ils se séparèrent. Ceux qui avaient « un tour de langage intelligible entre eux » firent corps et décidèrent d’habiter au même endroit. C’est ainsi que les pays virent le jour et que les gens se sédentarisèrent par crainte de rencontrer ceux dont ils ne comprendraient pas le langage. C’est donc la société qui est l’école des langues.
Selon lui, la première leçon des langues n’est pas l’ouvrage de nos réflexions mais bien de nos oreilles. La condition des langues est « d’éprouver de fréquentes révolutions. C’est un flux et reflux continuel, sans uniformité et sans règle ». Une langue évolue sans cesse sans avoir besoin de recourir au législateur, ni au raisonnement. Ce sont des événements imprévus qui introduisent les nouveautés dans une langue, sans qu’on y pense. Il serait dès lors absurde de vouloir apprendre une langue par des règles, elle qui n’a pas été dictée par des règles. Les langues sont ensuite « adoucies sous la plume des savants ». Il convient donc de se familiariser avec la pensée des gens qui parlent une langue au travers de leur littérature si on veut éviter d’acquérir un savoir taciturne. Le résultat serait désastreux : on développerait une facilité de parler qui ne serait soutenue d’aucun fond.
Ces considérations l’amènent tout naturellement à exposer « l’art d’enseigner les langues et de les apprendre par soi-même à tout âge ». Il ne voit que deux façons d’apprendre les langues.
On les apprend par l’usage et ensuite, si l’on veut, par une étude réfléchie. Ou on commence par une étude réfléchie puis on continue par la pratique. Cette deuxième voie est présentée comme « un chemin trompeur », une route bien longue qui assujettit celui qui l’emprunte à de longs détours et dont l’issue n’est guère réjouissante : « Ou vous arriverez fort tard : ou vous n’arriverez jamais : ou vous aurez changé de route ». Il y voit un danger pire encore. Celui qui aura pris de mauvaises habitudes et qu’il qualifie de « faux-monnayeur » n’arrivera vraisemblablement pas à s’en débarrasser par la suite car « changer le mal en bien est chose rare ».
La seule vraie voie qui s’impose est donc de suivre la nature pas à pas et de doser les difficultés. Tout doit être facile et « plein de gaieté », aussi « ordinaire » qu’une façon de parler naturelle. Il faut éviter le contact avec sa propre langue pour sentir ce que l’autre ressent. La nature ne nous communique la connaissance des objets qui nous environnent et les pensées de ceux avec qui nous vivons que par des signes intermédiaires. Un son par lui-même ne signifie rien mais les hommes conviennent entre eux qu’il signifiera quelque chose. Lorsqu’on apprend un mot, il faut dès lors qu’il puisse faire revivre la couleur de l’objet, son odeur et toutes les émotions qui ont permis ou permettront de le fixer dans la mémoire.
En allemand, « traduire » se dit « übersetzen » ce qui signifie aussi – par un jeu de décomposition du mot – « faire passer de l’autre côté », « faire traverser ».
Apprendre une langue, c’est comme une aventure humaine qui se crée jour après jour, comme un pont vers un ailleurs inconnu et attrayant. On ne voit pas où a commencé le chemin qui y mène, on ne voit pas le chemin qui s’étire après lui. Enseigner une langue, c’est donc être un guide-nature, un passeur de mots au-delà des frontières.
Fabienne Vanoirbeek