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L’image de l’Antiquité présentée à travers les gravures de Piranèse (17201778) est issue de multiples influences. Cet artiste porte sur le passé une attention qui est à la fois celle d’un technicien et d’un poète. Son travail se base sur des relevés précis de vestiges antiques, directement observés sur place, et sur des résultats de fouilles dont il est le promoteur. Mais les Vedute di Roma, ainsi que les Antichità Romane, ne se réduisent pas seulement à un document scientifique, car Piranèse crée des inventions poétiques qui ont pour but d’éveiller un « sentiment de l’antique ». Dans certains cas, les multiples débris de monuments, de statues et d’objets accumulés sans aucune cohérence constituent en effet un témoignage destiné à la reconstitution de l’atmosphère d’une Antiquité disparue. Celle-ci devient un emblème ainsi qu’une source d’inspiration pour les nouvelles élaborations esthétiques de la modernité. Au désordre de la Rome moderne, où les époques se superposent sans rationalité, s’oppose le modèle d’une Antiquité parfaite et symétrique constituée de bâtiments grandioses aux décors variés et séduisants.
Cette fascination pour l’Antiquité idéalisée s’inscrit dans une longue tradition d’études et de reprises qui avait fait l’objet d’un travail constant de la part d’artistes et d’érudits des époques précédentes. Toutefois, à travers les Vedute di Roma et les Antichità romane, Piranèse proposera une nouvelle approche de l’époque antique en créant une image qui en deviendra le stéréotype. Ses vues de Rome, ses ruines, documentées selon une méticuleuse méthode scientifique, enrichies par le filtre de son admiration, ont pu représenter la « limite » de la recherche archéologique de l’architecte. La monumentalité écrasante de cette Antiquité, en effet, ne correspond pas au sentiment que les Anciens voulaient suggérer. Toutefois, s’il est vrai que les images de Piranèse nous présentent une Antiquité apparemment démesurée, cela n’est pas dû nécessairement à l’exagération des proportions de ses dessins où les mesures des bâtiments sont parfois étonnamment exactes. C’est plutôt le choix de privilégier les points de fuite les plus audacieux qui transforme les monuments anciens en gigantesques colosses où l’humanité qui y circule se réduit à une échelle infime. D’autre part, contrairement à l’opinion courante, les proportions des personnages ne sont pas toujours nécessairement faussées par rapport à la réalité : au moyen du cadrage et des effets de perspective des prises de vue, Piranèse transmet au spectateur l’illusion d’un sens de vertige ainsi que l’image d’une humanité minuscule presque incapable d’apprécier à sa juste valeur les débris de la grandeur monumentale qu’elle a devant soi. La culture antique ne concevait pas le gigantisme de la même manière. Certes, les bâtiments publics de Rome tels que les forums, les temples et les basiliques se voulaient imposants et fastueux afin d’évoquer la puissance et la richesse de cette civilisation, mais ils n’avaient pas pour but d’écraser l’humanité qui s’y confrontait. Au contraire, le citoyen romain devait participer à cette grandeur et les architectures restaient (et restent encore aujourd’hui) malgré leur taille imposante, à la portée de l’échelle humaine. C’est là une des différences fondamentales de la nouvelle approche sensible de Piranèse. Cette vision anticipe le sentiment d’égarement de l’homme romantique face à la nature qui est ici déjà fort présent. Les vues des ruines, en effet, rendent l’image d’une Antiquité grandiose qui semble devenir elle-même la matérialisation d’une force naturelle. Piranèse appréhende donc l’Antiquité à travers deux aspects qui ne sont qu’apparemment en contraste : d’une part le rationalisme exacerbé des architectures romaines, des perspectives, des grandes basiliques, des édifices tels que le Panthéon ou encore de l’invention d’architectures idéalisantes à l’ancienne, et de l’autre l’image irrationnelle et sauvage des vues de la Villa d’Hadrien ainsi que les « capricci » (des mélanges inventés), qui mettent ensemble des débris d’antiquités disparates et mutilés émergeant de la végétation.
La gravure, moyen par excellence destiné à l’étude ainsi qu’à la propagation d’images, place par conséquent l’œuvre de Piranèse dans le monde du commerce de l’art. Cet artiste incarne à la fois l’esprit moderne de la recherche esthétique et la soif de documentation archéologique ; ces deux aspects s’associent dans le but de créer une œuvre qui plaise au public du tourisme culturel européen du Grand Tour. Les visiteurs de Rome, friands des vues les plus célèbres de la ville, et de ses trésors antiques, vont se laisser séduire par ces gravures dont le trait rappelle l’atmosphère et la lumière des paysages en peinture. Le succès commercial de ces œuvres contribuera à alimenter l’imaginaire collectif qui percevra désormais l’Antiquité comme quelque chose de mythique, lointain et inégalable.
Graziella Becatti
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