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Dans le dernier épisode de la série HECTOR « Vers l’infini et au-delà ! », les chercheuses et chercheurs de l’UNamur reconnaissent que l’espace est un monde de connaissances mais se demandent s’il est un monde pour l’homme. La colonisation spatiale ne représente-t-elle pas une transgression majeure de l’attachement de l’homme à la Terre ? Que devient l’homme en s’éloignant de son berceau terrestre ? Et puis, pourquoi viser la Lune à l’heure où la Terre brûle ?
La Crise de la culture – Hannah Arendt
En 1963, la philosophe juive Hannah Arendt publie un texte très peu lu : « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme ». Hannah Arendt est alors professeure invitée en sciences politiques dans différentes universités américaines – puisque c’est aux États-Unis qu’elle a trouvé exil pendant la Seconde Guerre mondiale. Son essai d’une vingtaine de pages clôture un recueil intitulé La Crise de la culture. Et si elle l’écrit, ce texte, c’est que la révolution technologique à laquelle elle vient d’assister (Youri Gagarine a été envoyé dans l’espace, on en parle dans l’épisode 2), elle suscite chez elle des questions philosophiques pétries d’émois. Car cet envol, présenté comme une victoire de l’humanité dans la presse du moment, cet évènement qui nourrit la propagande la plus intense, elle le trouve inquiétant. Hannah Arendt conteste que la conquête de l'espace soit susceptible d'accroître la dimension de l'homme. Plus encore, elle craint que l'orgueil de l'homme, par la prétention à manipuler la nature, mène à la destruction de l'espèce humaine. Hannah Arendt met en fait le doigt sur une tension extrême du 20e siècle, qui n’a d’ailleurs pas disparu avec lui : la dichotomie entre deux sphères, celle de la science et celle de la société, celle qui oppose le savant et le citoyen.
« Assurément le savant ne peut se permettre de se poser la question : « Quelles conséquences le résultat de mes investigations aura-t-il sur la dimension ou, dans cette perspective, sur l’avenir de l’homme ? » Ce fut la gloire de la science moderne que d’avoir été capable de s’affranchir de toutes ces préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement humanistes. »
Résolument inclassable, Hannah Arendt dénonce moins qu’elle décrit un phénomène alarmant dont elle imagine s’accommoder.
« L’Homme, pour autant qu’il se comporte en savant, ne se soucie guère de sa propre dimension dans l’univers (…) : ce « désintéressement » est son orgueil et sa gloire. Le simple fait que des physiciens aient désintégré l’atome sans la moindre hésitation au moment même où ils ont pu le faire, bien que pleinement conscients des énormes potentialités destructrices d’une telle opération, montre que le savant en tant que tel ne se soucie même pas de la survie de la race humaine sur terre, pas plus d’ailleurs que de la survie de sa planète. […] Toutes les mises en garde contre l’utilisation mauvaise de cette nouvelle puissance et même le déchirement éprouvé par beaucoup de savants lorsque les premières bombes tombèrent sur Hiroshima et Nagasaki, ne sauraient éclipser ce fait simple et brutal. Car dans toutes ces tentatives, les savants n’agissent pas en tant que savants, mais en tant que citoyens, et si leurs voix ont plus d’autorité que celle des profanes, c’est uniquement parce qu’ils détiennent une information plus précise. Des objections valables et plausibles contre la « conquête de l’espace » ne pourraient être élevées que si elles devaient montrer que toute l’entreprise pourrait se détruire elle-même spontanément. »
La question qui est en jeu ici, c’est celle du coût du progrès. Du coût au sens propre comme au sens figuré. Pourquoi investir autant d’argent dans la recherche spatiale alors que les besoins sont si grands sur Terre ? Et quel est le prix, quel est le tribut, que nous sommes prêts à payer face à la science moderne ? Peut-on vendre son âme au Diable ?
Pour Hannah Arendt, la réponse est étonnamment claire : « La grandeur de l’entreprise spatiale me parait indiscutable, et toutes les objections élevées contre elle sur un plan purement utilitaire – c’est trop cher, l’argent serait mieux employé à l’instruction et à l’amélioration du sort des citoyens, à la lutte contre la pauvreté et la maladie (ou toute autre bonne intention qui viendrait à l’esprit) – me semblent un tant soit peu absurdes au regard de ce qui est en jeu et dont les conséquences sont encore aujourd’hui tout à fait imprévisibles. »