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Juste Lipse (1547-1606) peut être considéré, avec Érasme (1466/9-1536), comme l’une des figures de proue de l’humanisme au XVIe siècle dans les anciens Pays-Bas. Alors qu’Érasme est connu pour son Éloge de la Folie, la renommée de Lipse n’est liée à aucun livre en particulier. Son souvenir est pourtant encore bien présent auprès des amateurs de l’Antiquité classique et est également loin d’être oublié en Europe. En baptisant l’édifice abritant les instances de l’Union européenne à Bruxelles « Bâtiment Juste Lipse », l’Europe a montré son désir d’insister sur l’unité intellectuelle de son héritage culturel. Lipse a en effet été publié et lu de la Scandinavie à l’Espagne et de l’Irlande à la Transylvanie. Qui se cache derrière cette personnalité ?
Juste Lipse a vu le jour le 15 octobre 1547 à Overijse, dans l’actuelle province du Brabant flamand, au sein d’une famille aisée. Jeune, Lipse a fréquenté l’école de l’église de la Chapelle à Bruxelles et celle d’Ath avant d’entrer, en 1559, au collège des jésuites de Cologne pour se préparer à l’enseignement universitaire. Ses parents l’ont rapidement retiré de cet établissement pour l’inscrire à la Faculté de droit de Louvain de crainte qu’il ne rejoigne la Compagnie de Jésus. Peu attiré par les études juridiques, Lipse s’est passionné pour l’étude des lettres classiques et a publié son premier livre en 1569 alors qu’il n’avait encore aucun grade académique. Cette publication lui a permis d’être repéré par le cardinal Granvelle (1517-1586), qui lui a demandé de l’accompagner à Rome en qualité de secrétaire aux lettres latines. Ce voyage a durablement et profondément marqué le jeune humaniste. La civilisation romaine sera en effet au centre de ses travaux tout au long de sa carrière.
Grand voyageur, Lipse a entamé son parcours professionnel en 1572 en tant que professeur d’histoire à Iéna, citadelle dogmatique du luthéranisme. Il rentre à Louvain en 1574 pour finir ses études et obtient sa licence de droit en 1576. Deux ans plus tard, à cause des troubles qui secouent les Pays-Bas en révolte contre Philippe II, il quitte Louvain pour Leyde et son université nouvellement créée. Là, il trouve le calme nécessaire pour la poursuite de ses travaux et se convertit au calvinisme. Au cours des quatorze années de son séjour batave, Lipse a occupé non seulement toutes les fonctions académiques avec une énergie incroyable et une autorité sans cesse grandissante, mais a également formé des centaines d’étudiants, ce qui a contribué à asseoir sa renommée à travers toute l’Europe. Il a rédigé de nombreux ouvrages historiques et philosophiques publiés à Leyde ou à Anvers par son ami Christophe Plantin (ca 1520-1589).
Lipse a définitivement quitté Leyde en 1591 et, après un long périple en Allemagne, a finalement rejoint Liège où il s’est converti officiellement et irrévocablement au catholicisme à la suite de longues discussions avec les jésuites et l’évêque d’Anvers Lievin Torrentius (1525-1595). Il est nommé à l’Université de Louvain où il a perçu un salaire important qui lui a permis de donner un nouvel élan à ses travaux et à son enseignement. Sa renommée était telle qu’il a obtenu une pension d’historiographe du roi Philippe III. Au cours de cette période, Lipse a encore écrit quelques œuvres historiques, dont un traité de l’histoire de Louvain (Lovanium), et a publié une édition monumentale des œuvres de Sénèque, son modèle en philosophie. Le décès de Juste Lipse est survenu le 23 mars 1606 à Louvain. Sa disparition a été déplorée tant par ses anciens amis protestants que ses proches catholiques.
L’œuvre de Juste Lipse est monumentale et très variée. Ses Opera omnia occupent pas moins de quatre volumes imposants. Ses travaux concernent principalement l’Antiquité classique, et plus spécialement l’époque romaine. De longues années passées à fréquenter les auteurs classiques ont en outre permis à cet humaniste d’élaborer sa propre philosophie de vie : le néostoïcisme. Son traité intitulé De Constantia, paru en 1583, en est l’expression la plus accomplie.
Parmi tous les ouvrages de Lipse consacrés à la civilisation antique, figure un petit traité dont la thématique pourrait surprendre un lecteur contemporain tant le sujet peut paraître déconcertant : le De Cruce libri tres, dans lequel il s’est penché sur la crucifixion d’un point de vue juridique. Lipse a rédigé ce livre peu après son retour dans les Pays-Bas. La préface, dédiée aux états de Brabant, porte la date du 4 novembre 1592. Le De Cruce a été imprimé pour la première fois par Christophe Beys à Paris en 1592 au format in-octavo. Cette édition, extrêmement rare, est passée relativement inaperçue. L’ouvrage a rencontré un réel succès dès sa réédition par la Veuve de Christophe Plantin et son beau-fils Jan Moretus à Anvers en 1594 au format in-quarto. Les archives de l’entreprise plantinienne, encore conservées, précisent que ce livre a été reproduit en 1500 exemplaires, ce qui représente un gros tirage pour l’époque. Le succès de cette édition du De Cruce provient en partie de ses 22 illustrations décrivant avec un luxe de détails les différentes formes de crucifixions utilisées jadis (crucifixions tête en l’air, tête en bas ou encore sur une croix de saint André, supplice du pal…). Ce livre sera réédité une dizaine de fois avant la fin du XVIe siècle non seulement à Anvers, mais également à Rome et à Paris.
L’Université de Namur possède un exemplaire de l’édition plantinienne de 1594 qui porte un ex-libris remarquable sur la page de garde. On peut y lire une inscription autographe de Johan van Drenckwaert (1543-1606), trésorier-général des Pays-Bas, dans laquelle il explique avoir reçu des mains de Lipse un exemplaire du De Cruce le 7 février 1594, peu après la parution du livre (Hoc libro donavit author Johannem de Drenckwaert Aerari regii thesaurium a quo in manus meas etiam donationis titulo pervenit Bruxellae An. 1594 mens. febr. die 7°). Ce cadeau semble être l’un des premiers contacts entre les deux hommes. Par la suite, ils se sont rencontrés et ont régulièrement correspondu. La relation avec Drenckwaert a été largement profitable à Lipse puisque le trésorier-général semble avoir joué un rôle-clé dans la nomination de l’humaniste à la charge d’historiographe du roi, charge accompagnée d’un salaire annuel de 1000 florins.
La page de titre de l’exemplaire namurois du De Cruce présente un autre ex-libris, celui des jésuites montois (Collegii Societatis Jesu Montis). La marque d’appartenance ne précise pas les conditions d’entrée du livre dans la bibliothèque de cet établissement religieux. S’agirait-il d’un don effectué par Johan van Drenckwaert, qui aurait ainsi montré son soutien au jeune Collège fondé en 1582 ? Le caractère laconique de l’ex-libris ne permet malheureusement pas de se prononcer.
Renaud Adam (Décembre 2013)
Université de Liège
Transitions – Département de recherche sur le Moyen Âge tardif & la première Modernité
Orientation bibliographique
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